Sur le recueil Matère céleste de Pierre Jean Jouve, extrait de la troisième partie du mémoire de master 1 : « Pierre Jean Jouve et William Butler Yeats, deux aventures poétiques » sous la direction de Jean Yves Masson, professeur de littérature comparée à l’Université de Paris IV-Sorbonne.
Par commodité, les ouvrages fréquemment cités seront mentionnés grâce aux abréviations suivantes. Les ouvrages cités occasionnellement (critiques, essais, références littéraires…) feront l’objet d’une note.
Œ 1, 2 Pierre Jean Jouve, Œuvre, tomes 1 & 2, Mercure de France, édition de Jean Starobinski, Paris, 1987 ;
La poésie patiente
Ah ! je suis – ayant quitté la route des robes
Des femmes satinées soyeuses des lamés d’or frais et des fontaines de seins dressés dans l’air vieilli des Hélènes
Ode, Œ 1, 805
*
L’entrée de Jouve dans le monde issu de la mort et de l’éclatement d’Hélène, la femme célébrée, est aussi celle du poète dans un nouveau rapport au monde, dans un rapport double de mémoire et de projection : de ce que fut le corps d’Hélène et de ce qu’il est devenu Le poète tisse un réseau d’images plus denses dont le but est à la fois de susciter la rencontre avec l’être aimée et disparue mais aussi d’exploiter toutes les rencontres éventuelles. Le rapport institué avec la matière poétique – matière hybride entre la femme et le monde – est aussi double par conséquent. D’abord le poète trouve l’illusion de revivre le contact avec sa muse :
Étrange ! Ô je suis encore une vraie fois
Contre ton sein ton globe mystique au parfum
Plus suave que la rondeur du printemps
Et que la mort rosée chargée de veines,
Ton mamelon de femmes des vallées (Œ 1, 294)
De même, l’histoire tramée par le recueil est celle d’une confrontation avec la nouvelle forme d’Hélène, forme immense et omniprésente, presque monstrueuse :
Elle s’ouvre : c’est une aurore ou une femme
C’est un ciel tombant bleu et feu dans nos blessures
Un étincellement de monstres de marbre (Œ 1, 301)
Le cadre général donné à la poésie est celui d’un combat avec la matière, d’un combat proche comme un rapport amoureux et sensuel. Jouve avait très certainement en mémoire cette célèbre ligne de Rimbaud, à la fin d’Une saison en enfer : « Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’homme ; ». Mais le poète affronte quelque chose de bien plus grand que lui : il se trouve face à des « monstres », il est soumis à la chute d’un « ciel ». Le poète doit gérer un monde en déliquescence, cependant le désastre en cours n’inspire pas un vers uniquement rempli de crainte et d’horreur. La mort est source de couleurs, elle est vivante et sensuelle, le statut monde poétique est profondément ambigu : le « bleu » du beau temps est allié au « feu » qui brûle les blessures mais aussi qui éclaire et provoque les « étincellements ». Mais aussi ce qui échoit au poète c’est « feu le ciel bleu ». On ne sait si c’est encore Hélène qui est présente ou Hélène métamorphosée mais en tous cas ce qui est là est généreux comme un corps de femme : cette présence mystérieuse annonce l’aube, « l’aurore » du monde nouveau qui, comme elle, « s’ouvre ». Hélène semble renaître par cette ouverture d’elle-même et partout elle est présente. Les arbres montent au ciel comme ses membres, les rochers sont pleins d’éclats de chairs et de vie qui font des éclats de lumière. Jouve mobilise en creux le thème de l’apocalypse, mais celle-ci n’est pas une vision comme chez Yeats : elle relève de l’expérience. En effet, à la corne d’abondance qu’est cette nouvelle Hélène où : « Tout est blanc tout est expirant mais éclatant » (Œ 1, 303) répond l’ouverture du poète qui est sa « blessure », sa faculté et sa volonté de recueillir, le simple rayon de lumière constitue autant une agression qu’une richesse. La poésie consiste en un épuisement des forces vitales, la parole est tirée de l’endurance d’un monde qui a pour seuil la mort d’autrui. La tâche du poète est d’exploiter cet « Adorable ruban que la chair se déroule » au sein duquel il se trouve comme jeté, il doit être tourné, vers l’expérience du monde, sa souffrance, ou encore, pour reprendre le terme de Léonide à la toute fin de son récit : « Hélas, j’ignorais les signes, et ce qu’il fallait fixer. Je n’y parvenais pas. Mais une patience, nouvelle et profonde, se formait aussi… » (Œ 2, 1050, nous soulignons) : la « patience » désigne autant ici la capacité à savoir attendre qu’à savoir endurer. Comme l’indique la racine latine du mot, la vie du poète est une passion, il pâtit des vicissitudes imposées par le monde en décrépitude :
Les faims sont dures comme des femmes nues
Sur le lit du jour j’aime épouse je souffre
Les perles matinales dorment de lumière
Le long du rivage ourlé vert de la mort. (Œ 1, 315)
Le poète vit là où la mort est mise en pâture et la poésie relate l’élan perpétuellement recommencé d’une action et de la vie. Jouve dresse un théâtre où le décor aride et violent malgré sa beauté réjouissante motive le drame. Et le drame du poète consiste à établir une parole, c’est ce qu’exprime ce poème tiré de la section « Nada » :
LA LANGUE ET LES MURS
Comme la langue est collée à la boue
Ces longs murs noirs sont attachés au sol
Ainsi moi je m’expose et très long hurlement
Mon devoir est de recevoir le souffle tiède
Qu’une main parfumée dispense en souriant. (Œ 1, 320)
L’enjeu de la parole est clairement mis en scène ici. En effet, il s’agit de tirer une parole hors de la « boue » : celle-ci rappelle immédiatement le célèbre vers de Baudelaire : « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or » et par cette référence la formule rimbaldienne « Alchimie du verbe ». Si la « langue » y est « collée », c’est que le poète veut montrer qu’il s’agit de souffrir pleinement : l’ingestion suggérée de la boue évoque une blessure intérieure pour que la passion soit totale. La souffrance est virtuellement intestinale mais elle est vraiment intestine : être poète, c’est créer sa propre « langue », son usage propre d’une langue commune. La « langue » qui « est collée à la boue » c’est la langue présente du poète, qu’il habite tristement comme il habiterait des « murs noirs ». Ceux-ci dessinent un habitat lugubre et dont l’attachement au sol immobilise et paralyse le poète et sa langue. L’attachement de l’organe à la boue reproduit celle de tout l’homme à son état d’enfant, compris en son sens étymologique : celui qui ne parle pas. En effet, le poète n’a pas encore de vraie parole, il ne produit qu’un « très long hurlement ». Ce « hurlement » vient aussi du point de tension entre la situation inconfortable et le « devoir » qui incombe au poète. La rigueur du terme insiste sur la nécessité de forger une parole.
La lutte qui occupe presque uniquement la seconde section du recueil, « NADA», cherche le repos qu’offre le nada. Ce thème que Jouve emprunte à Jean de la Croix traverse toute son œuvre : « Il fut toujours devant moi comme le ‘‘mot’’ propre à ouvrir la porte essentielle. » écrit Jouve dans En Miroir (Œ 2, 1138). Le nada est un rien qui n’est pas le néant absolu, mais une « absence » stimulante et créatrice. C’est un lieu de passage qui, comme le moment négatif d’une pensée dialectique, permet d’accéder à un état paisible après avoir examiné et nié les forces érotiques. Toujours dans En Miroir : « L’éros, en traversant une zone de vide et de bombardements de forces douloureuses, cherche sa transformation en Verbe – en amour divin. » (Œ 2, 1139). Nous soulignerons ici l’intime parenté de la pensée de Jouve avec le poème « Noche Oscura » de Jean de la Croix, ainsi introduit par l’auteur : « Canciones del alma que se goza de haber llegado al alto estado de la perfección, que es la unión con Dios, por el camino de la negación espiritual.1 ». Le motif nocturne est aussi mis en place par Jouve comme un lieu et un moment propices à une aventure et une transformation. Le nada est le décor moteur de la geste étudiée (celle du poète et de sa matière niée et contredite sans cesse), en même temps qu’il est l’état futur auquel le poète aspire :
J’ai soif de me sentir insensible et parfait
Commencer de peser néant à la balance
Paternelle, un poids tout infini et ajouré (Œ 1, 326)
C’est cette soif qui donne son élan au poète mais qui aussi le rend las de combattre. Jouve décline ainsi tout une poétique de l’abandon :
A présent satisfait des quatre cris du plâtre
Solennel dans mon cercueil tout en douceur
Je te hais contrepoint de chair rose et nacrée
Je vous fuis orgueil du temps soleil des nombres
Je perds des diamants je laisse la beauté
Terrible et sans linge et sanglante admirée
Ce que je veux en elle c’est Ton cœur. (Œ 1, 324)
Le poète trouve un temps le sentiment bienheureux de n’être rien. Il se trouve « satisfait des quatre cris du plâtre » qui sont les planches du « cercueil », les « longs murs noirs […] attachés au sol ». Résigné dans sa recherche poétique, il laisse sa langue dans la boue et s’en accommode. La récurrence du « je » dans ce poème montre combien le poète s’attache à abandonner tout activement (il décline volontairement la haine, la perte, le délaissement et la fuite, il ne subit aucune dépossession), et à créer le dénuement douloureux. Tout ce qu’il rejette, le poète le l’abandonne depuis le plus important jusqu’au plus simple : il commence évidemment par le « contrepoint de chair rose et nacrée » qui occupe trois des quatre périodes de l’alexandrin et qui évoque tous les traitements du sexe dans le recueil et l’œuvre accomplie, de même que le combat qui traverse le recueil et qu’il rêve d’avoir achevé, le combat où on croise la chair comme le fer. Jouve s’imagine mort, dans l’état de léthargie paisible qu’offre
Un doux cercueil de pureté
Où je nage à l’abri des croisements de chair (Œ 1, 325)
On ne peut bien sûr omettre de rapprocher le mot « contrepoint » du sublime poème « FUGUE ». Jouve joue sur les deux sens du mots : une voix raconte sa fuite hors de son lieu de présence, et le poème semble écrit à la manière d’une fugue. La fuite est suivie d’une décomposition violente de la matière, qui retourne la logique d’endurance et de combat :
J’ai fui dans des terrains sans habitation
Je fus défaite en de longues lumières solaires
Je fus blessée par des coups de feu plein d’effroi
Je sentais que mes membres m’abandonnaient à la course
Car l’extérieur était mort de froid (Œ 1, 314)
La souffrance ici décrite, c’est celle de la matière poétique qui se défait devant les yeux du poète. Celui-ci, de même, n’a plus besoin d’abandonner la « chair rose et nacrée » car elle se désagrège devant lui. Ce lent évanouissement de la chair préfigure l’aventure racontée dans le long poème « Théâtre » qui ouvre le recueil d’Yves Bonnefoy Du mouvement et de l’immobilité de Douve. Dès le début, la figure féminine au nom et à la réalité mystérieux, se déchire dans sa course :
Et je t’ai vue te rompre et jouir d’être morte ô plus belle
Que la foudre, […]2
La femme montre le chemin à suivre de l’aventure. La décomposition du corps féminin anticipe celle qui va clore l’aventure du poète. Un dialogue se noue entre le poète et ses interlocutrices qui appellent son action et disent la leur. Une geste parcourt le recueil, qui raconte le combat spirituel du poète aux prises avec les affres du corps et du péché. Alors que plus tôt dans le recueil la femme invitait le poète :
Conduis-moi dans ce couloir de nuit
Amant pur amant ténébreux
Près des palais ensevelis par la nostalgie
Sous les forêts d’odeur de chair et de suave (Œ 1, 295)
C’est désormais au poète de faire le pas décisif vers la femme et en elle. Ainsi « LA PUTAIN DE BARCELONE » lui lance un défi :
Ose entrer après moi dans ces portes claquantes
Où suffit la cheville ardente d’un regard
La grotte brune avec le parfum du volcan
T’attend parmi mes jambes (œ 1, 323)
La prostituée se présente elle-même comme une figure héroïque :
J’ai traversé vingt fois sous un homme la mer
Le sol gras de la mer et le bleu et les moires (idem)
Alors que dans Sueur de sang, la prostituée était vue avec un mélange de pitié et de désir : « Invitant sourire était son orifice » (Œ 1, 209), désormais, elle présente son corps comme le lieu d’une épreuve physique. C’est une « grotte » qui rassemble la pierre et les fentes qui obsèdent l’univers poétique de Jouve. Jouve se souvient du second tercet du « Desdichado » de Nerval dont il offre une courte lecture dans son Apologie du poète :
Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron :
Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée
Les soupirs de la sainte et les cris de la fée.3
Jouve reprend le motif de la traversée. La traversée du corps féminin qu’il tente de retrouver se mue en traversée orphique des Enfers. C’est ainsi qu’on rencontre la figure d’Orphée à la fin du recueil, Jouve s’en fait un masque souffrant et « agonisant ». Il incarne à son tour celui qui tente en vain de retrouver Hélène mais qui se retrouve pris au piège du corps. C’est un homme déjà en sang qui cherche le retour de sa bien aimée :
Une harpe ayant plusieurs cordes brisées
Mais résistante de douleur et d’or sur le fond bleu
Acharnée, et des mains suspendues des mains coupées
Touchent en pleurant les accords, (Œ 1, 342)
La « résistance » d’Orphée dans les lambeaux de soi rappelle l’ambition de Jouve toujours tenue de forger une parole. Le chant d’Orphée poussé malgré tout c’est la poésie de Jouve sans cesse retentée alors qu’il se sent condamné au cri, qu’il sent sa langue paralysée dans la boue. De même les larmes d’Orphée ne sont qu’une nouvelle déclinaison nouvelle des pleurs du poète qui parcourent le recueil (« J’ai des larmes / Plein mon sexe d’homme vers le ciel », Œ 1, 291). Mais surtout, Orphée est pour Jouve celui qui assume les deux pertes de la femme, par conséquent celui qui peut vivre complètement son destin à lui. La seconde perte que Jouve doit subir, c’est celle de la transformation définitive d’Hélène en « Matière céleste ». La quête du nada était encore parcourue d’élans érotiques, et l’aventure balançait entre d’un côté la recherche du dénuement et de l’absence et de l’autre le souvenir ardent de la femme perdue. Orphée permet la conclusion de cette hésitation en offrant sa solution tragique : dire définitivement adieu à la matière poétique telle qu’il l’a construite jusqu’alors, les « Choses longtemps serrées sur ma mémoire » (Œ 1, 351). Cet adieu est à la fois motivé par la haine de soi et la perspective de jouissance de la quiétude :
Lacérez-moi de vos dents
Vulves féroces ! pénétrez à ma chair coupable.
La lyre tout en haut tenant son chant tué
Toujours en haut du bras expirant, portée. (Œ 1, 343)
Et plus loin :
Et vous très premières
Sources les jambes ventres mains et seins
Les yeux profonds tombeaux sous les chevelures vraies
Adieu, toujours vécues ! Je pars il faut mourir
A l’espace tomber dans l’espace oublié
Laisser le cœur empli de vous à une vase
Plus cruelle et sous la terre de laideur
Ressusciter. (Œ 1, 352)
Pour pouvoir vivre dans la tranquillité du cercueil qu’offre le nada, il faut accepter un nouveau rapport au monde. Pour accéder à l’abandon absolu qu’offre le nada, entamé plus tôt avec le déchirement de la matière poétique, « Il faut vous quitter mes chères lumières » (Œ 1, 347) : c’est le démantèlement de soi qui est nécessaire, la mémoire doit être déchirée, séparée du poète qui doit se laisser « tomber ». Le dénuement rêvé semble s’achever mais dans une paix modérée, on ne sait si le poète acquiesce ou se résigne. Quoi qu’il en soit, il accepte d’abandonner son cœur à la « vase / Plus cruelle » de même qu’auparavant il trouvait la paix du cercueil ayant sa langue dans la boue. Le dernier mouvement du recueil de Jouve suggère une régression alchimique : les trésors construits mais insatisfaisants doivent être laissés pour retrouver un état informe. Le poète termine l’aventure avec la langue clouée au sol. Cependant, on ne peut pas ne pas souligner que le recueil de Jouve s’achève sur le verbe « Ressusciter ». A lui seul il forme le derniers vers du recueil, il pose déjà un jalon futur et propose ainsi le dernier élan du recueil.