Cela ne se fait pas, de ne pas aimer Prévert, c’est impoli, et mal élevé. Qui ne le connaît pas, ne saurait pas ne pas l’aimer. L’homme au béret, au mégot coincé dans le coin d’une bouche tombante, celui qui a l’air de vous prendre pour un imbécile, de sortir du lit, celui qui a l’œil un peu vide et la tête à demi tournée. Celui dont votre charmante institutrice a tout de même eu la décence de graver dans le malléable cerveau d’enfant qui était le vôtre, ces quelques vers :
Pour faire le portrait d’un oiseau
Peindre d’abord une cage
Avec une porte ouverte
Peindre ensuite
Quelque chose de joli
Quelque chose de simple (…)
Vous savez, Prévert, celui qui se fout pas mal des rimes et de l’alexandrin, celui qui ose mettre de l’argot dans ses vers, celui qui parvient à vous faire pleurer avec des mots tellement simples, celui qui aime les arbres… Prévert, ou comment dire des choses si belles, avec des mots si simples :
Ce qui m’est arrivé
Oui j’ai aimé quelqu’un
Oui quelqu’un m’a aimé
Comme les enfants qui s’aiment
Simplement savent aimer
Aimer aimer…
Pourquoi me questionner
Je suis là pour vous plaire
Et n’y puis rien changer
Et les virgules, et les points, et les répétitions ? Et le sens, où est-il ? Cela n’a ni queue ni tête, ou ni tête ni queue… Du moment que Prévert a toute sa tête, il écrit Prévert, il s’en fout Prévert, comme la terre :
Elle s’en fout
La terre
Elle tourne et toutes les choses vivantes se mettent à hurler
Elle s’en fout
Elle tourne
Elle n’arrête pas de tourner
Et le sang n’arrête pas de couler (…)
Il parle à tous Prévert, il dit « tu » à ceux qu’il aime, à ceux qui ont un cœur d’enfant dans leur corps d’adulte, à ceux qui en ont vu, qui en verront encore, à ceux que la vie a mordu mais qui ne parviennent pas, pour le moment, à s’en lasser. A ceux qui comme les deux escargots aiment trinquer et boire, un joli soir d’été, tituber au clair de lune, chanter.
Il est un peu cynique Prévert, mais pas encore blasé, il distille l’aigreur de la guerre, l’ironie de l’amour, à mots voilés, à vers pesés.
Je suis allé au marché des oiseaux
Et j’ai acheté des oiseaux
Pour toi
Mon amour
Je suis allé au marché aux fleurs
Et j’ai acheté des fleurs
Pour toi
Mon amour
Je suis allé au marché à la ferraille
Et j’ai acheté des chaînes
De lourdes chaînes
Pour toi
Mon amour
Et puis je suis allé au marché aux esclaves
Et je t’ai cherchée
Mais je ne t’ai pas trouvée
Mon amour.
Il est un peu anticlérical Prévert, un peu moqueur, et très français. Il ne porte pas vraiment dans son cœur la noire robe des curés, il se permet même de dire à Dieu, non sans malice au fond des yeux, Notre Père qui êtes aux cieux, restez-y. C’est un peu osé, Prévert, parfois décalé ;
La grande brouette des inventions
Le paon fait la roue
Le hasard fait le reste
Dieu s’assoit dedans
Et l’homme pousse.
L’homme de Prévert est un titi parisien qui boit des cafés, mange des tartines beurrées, va au cinéma aux Gobelins le dimanche. Ses écoliers sont des cancres, ses oiseaux rêvent de liberté.
Et puis il y a l’amour. Violent, déçu et compliqué. Tendre. L’amour et l’homme, l’homme et l’amour, qui se fuient ou se cherchent, ne pouvant vivre l’un sans l’autre.
Cet amour tout entier
Si vivant encore
Et tout ensoleillé
C’est le tien
C’est le mien
Celui qui a été
Cette chose nouvelle
Et qui n’a pas changé
L’amour, encore.
Démons et merveilles
Vents et marées
Au loin déjà la mer s'est retirée
Mais dans tes yeux entr'ouverts
Deux petites vagues sont restées
Démons et merveilles
Vents et marées
Deux petites vagues pour me noyer.
« C’est un peu simple Prévert non ? », diront certains. « C’est un peu populaire ! », affirmeront d’autres. Et puis ce n’est pas un « vrai poète » comme Rimbaud, Baudelaire ou Aragon.
Poète il l’est, magicien des mots, conteur qui parle à votre âme sans y toucher, dont la musique vous pénètre doucement, subrepticement, pour ne plus vous quitter.
Et à ceux qui n’aiment pas Prévert, je dirai juste : écoutez…
Le miroir brisé
Le petit homme qui chantait sans cesse
le petit homme qui dansait dans ma tête
le petit homme de la jeunesse
a cassé son lacet de soulier
et toutes les baraques de la fête
tout d'un coup se sont écroulées
et dans le silence de cette fête
j'ai entendu ta voix heureuse
ta voix déchirée et fragile
enfantine et désolée
venant de loin et qui m'appelait
et j'ai mis ma main sur mon coeur
où remuaient
ensanglantés
les sept éclats de glace de ton rire étoilé.